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Taylor défit sa queue-de-cheval, passa ses mains dans ses cheveux et les rattacha en faisant trois tours d'élastique. Il était presque minuit : elle mourait de faim, de soif et de fatigue. Ramassant sa canette de Coca Light, elle la secoua comme si elle pouvait la remplir par sa seule volonté, évitant ainsi de retourner au distributeur dans le couloir.
Une fois les luttes de pouvoir terminées, Charlotte Douglas s'était révélée assez compétente dans son domaine. Son annonce leur avait fait l'effet d'une bombe. Cinq villes, cinq meurtres inspirés de ceux d'un autre tueur en série. Un imitateur hors du commun.
A Los Angeles, il avait pris modèle sur le « tueur de Santa Ana », un maniaque des années 50 qui démembrait les femmes qu'il tuait puis éparpillait les morceaux dans le désert. A Denver, c'était LoDo, un tueur qui étranglait des prostituées et les adossait, mortes, à des coins de rue. Les meurtres de Minneapolis rappelaient ceux du « tueur des petites annonces » des années 70, un homme âgé qui recrutait des jeunes femmes en passant des petites annonces pour du travail de secrétaire en intérim. A New York, c'étaient des variations sur le thème du « tueur de Prospect Lake » : les victimes étaient étranglées et leurs corps jetés dans un lac de Long Island.
Un seul élément, capital, distinguait les séries de meurtres précédents de ceux de Nashville : les autres tueurs pris pour modèle avaient tous été arrêtés et emprisonnés. Deux d'entre eux avaient été exécutés.
A présent, le terme apprenti revenait à l'esprit de Taylor, même si elle savait qu'il ne pouvait être appliqué à toutes les affaires. Un apprenti. Un disciple de meurtriers. Et il avait réservé son plus bel hommage à un tueur qui ne s'était pas fait attraper. Cette idée fit son chemin en elle. Puisque le nouveau tueur en savait autant sur les meurtres de Blanche-Neige, connaissait-il son identité ? Elle nota cette question et, à côté, griffonna « Chevalière ? ».
La bague avait disparu de l'archive des pièces à conviction. Si elle réapparaissait sur une scène de crime, ce serait hautement intéressant.
Ils avaient passé tout l'après-midi à éplucher les données ADN en essayant de rassembler les morceaux du puzzle. L'ADN prélevée sur toutes les scènes de crime était identique, mais ne correspondait à aucune autre séquence de la base de données, ce qui signifiait qu'il n'avait sans doute pas été arrêté au cours des trois années précédentes. Ou alors qu'il avait été arrêté, mais que ses données ADN n'avaient pas encore été chargées dans le système. Quoi qu'il en soit, il n'y avait aucune piste de ce côté-là.
Taylor commençait à avoir la tête qui tournait. On n'avait toujours pas de nouvelles de Jane Marias. Si elle avait bien été enlevée par le tueur, elle serait sa cinquième victime. Et si l'imitateur suivait le scénario de la première affaire Blanche-Neige, cinq autres suivraient.
Dix-huit meurtres supplémentaires attribués au tueur de Nashville, c'était un scoop trop monumental pour être tenu secret. Les fuites commencèrent immédiatement. Mitchell Price et Dan Franklin furent désignés porte-parole auprès des journalistes, avec la consigne de s'en tenir strictement aux meurtres de Nashville. Pour le reste, ils renvoyèrent systématiquement la balle vers le FBI, leur laissant la responsabilité d'expliquer comment cette orgie meurtrière était passée inaperçue. Evidemment, certains des meurtres d'origine avaient été commis dans les années 50, 60 ou 70. Et si chaque localité avait compris avoir affaire à un détraqué, pour une raison ou une autre, le lien entre les meurtres était passé inaperçu de tous, y compris du FBI, jusqu'à ce que Charlotte Douglas l'ait enfin remarqué. C'était l'un de ces déboires pas très glorieux qui arrivent régulièrement aux forces de l'ordre.
Taylor sursauta : la porte de la salle de conférences venait de s'ouvrir. Elle se rendit compte qu'elle s'était endormie un instant. Se redressant, elle se passa la main sur le visage et vit John qui la regardait.
— Tu es belle, dit-il.
— Tu es fatigué. Comment va Charlotte ? Pardon, Dr Douglas ?
— Elle est au bar de l'hôtel, répondit-il en souriant, en train de boire des cosmopolitans, avec toute une troupe de musicos à ses pieds. Il y a un groupe connu qui a des chambres là-bas. Elle est complètement dans son élément.
Taylor réfléchit un instant. Qui passait cette semaine ? Elle savait que c'était quelqu'un de connu...
— Ne me dis pas que c'est Aerosmith.
— Un maigrichon avec une grosse bouche et une écharpe funky ?
— Bon sang... Comment est-ce que tu as pu sortir avec cette femme, John ?
Il s'assit à la table de réunion et se massa le front comme pour effacer des souvenirs pénibles.
— On travaillait ensemble sur une affaire. C'était tard, on avait trop bu, et... Bah, tu n'as pas envie d'entendre le reste. C'était fini avant que ça ne commence. La vérité, c'est qu'elle me fait un peu peur. Ce n'est pas quelqu'un de bien.
:— Eh bien, manifestement, elle ne pense pas la même chose de toi. Garde tes distances.
— C'est un ordre, lieutenant?
Taylor se leva, alla s'asseoir sur les genoux de John, et l'entoura de ses bras.
— Oui. Parce qu'on a un rendez-vous, tous les deux, dans quelques jours, et je ne veux pas qu'elle vienne tout foutre en l'air. Compris ?
— Parfaitement. De toutes façons, tu sais que tu es la seule femme pour moi. Dès le premier instant où je t'ai vue à ton bureau, avec tes canettes de Coca Light et ta montagne de dossiers, j'étais perdu.
Cet instant était encore gravé dans la mémoire de Taylor.
— Je ne t'ai pas trouvé trop mal, moi non plus, dit-elle.
Elle lui fit un baiser, puis soupira.
— Je ne sais pas ce qu'on peut faire de plus, ce soir. Je suis fatiguée, j'ai faim et je suis de mauvaise humeur. Tu veux qu'on aille manger un morceau ?
— Avec plaisir.
Ils prirent leurs manteaux et éteignirent les lumières du bureau. Main dans la main, ils sortirent du bâtiment et traversèrent le parking. L'air glacial faisait couler le nez de Taylor.
— De quoi est-ce que tu as envie ? demanda John. On pourrait passer chez Rippys.
Rippys, un restaurant légendaire au coin de Broadway et de la 5e Rue, attirait les foules avec ses concerts live, son ambiance décontractée et son porc au barbecue, le meilleur de Nashville. Mais l'idée d'affronter la cohue ne disait rien à Taylor.
— J'ai envie de quelque chose de plus calme. Si on allait chez Radius 10 ?
— Bonne idée. Il paraît qu'ils ont refait la carte des vins le mois dernier. On va voir comment ils s'en sont tirés.
John prit le volant, et Taylor regarda la vie nocturne défiler par la fenêtre. Même à cette heure tardive, la ville grouillait de monde. La Deuxième Avenue était bondée de membres de gangs et de collégiens téméraires qui essayaient de rentrer dans les bars avec de fausses pièces d'identité. Les rendez-vous de toujours avaient disparu : le bar préféré de Taylor, Mere Bulles, avait pris ses cliques et ses claques et était allé s'installer au calme, à Brentwood, à une vingtaine de minutes au sud du centre. A présent, la musique pop et techno emplissait la nuit; de nouvelles boîtes ouvertes toute la nuit contraignaient la police à assurer une présence constante. C'était triste de voir la ville de son enfance disparaître ainsi.
John s'engagea sur Broadway et ils passèrent dans le quartier de Lower Broad. Les bars de musique country et les honkytonks étaient pleins d'inconnus qui cherchaient à repérer un visage célèbre. Les compositeurs traînaient ici — ceux qui, faute de pouvoir enregistrer leurs propres disques, écrivaient des chansons pour des interprètes plus connus — ainsi que les musiciens de studio au chômage. Tous ces gens s'entassaient dans les bars du bas de Broadway en attendant que leur chance tourne.
Ils quittèrent Broadway au coin de l'Union Station, passèrent devant le Flying Saucer, un bar à bières, reprirent à gauche pour remonter la McGavock Street et s'arrêtèrent devant le Radius 10. John lança les clés au voiturier, et ils s'engloutirent dans un espace contemporain et minimaliste, avec des poutres apparentes et une esthétique californienne. Ici, le bruit et le chaos de la ville étaient oubliés. C'était une adresse décidément représentative du nouveau Nashville.
Au cours des décennies précédentes, Nashville était devenue un peu schizophrène. Si la musique country régnait encore en maîtresse, il y avait désormais bien d'autres manières de se distraire. La Schermerhorn Symphony Hall et le.nouveau centre d'art attiraient un public plus raffiné, et des restaurants sophistiqués et des bars branchés s'étaient ouverts pour pourvoir à ses goûts. Taylor aimait ces endroits : ils constituaient un refuge, un moyen de s'évader hors de sa réalité quotidienne.
Us mangèrent délicieusement bien—mérou poêlé pour Taylor, osso bucco pour John—et partagèrent une bouteille de Shiraz. Rassasiés, ils se calèrent au fond de leurs chaises et se mirent à parler de l'affaire à voix basse.
— Cette histoire de Jane Macias me rend malade, dit Taylor en faisant tourner le pied de son verre entre ses doigts. Je ne veux pas la retrouver dans le même état que les autres. Je t'ai dit que les grands-parents de Giselle Saint-Clair m'ont appelée, aujourd'hui ? Ils étaient tellement. .. tellement gentils. Ils m'ont fait des compliments au sujet de notre travail, de l'entretien qu'ils avaient eu avec Marcus. Ils viennent de perdre leur petite-fille et ils prennent la peine de nous appeler pour nous encourager et nous dire qu'ils prient pour nous. Ce genre de truc n'arrive pas souvent !
— Vous avez réussi à reconstituer la dernière soirée de Giselle?
— Non. Marcus est dans l'impasse. Ce jour-là, Giselle et ses grands-parents sont partis faire du ski à Gatlinburg.
Ils ont dîné au restaurant avant de rentrer à Nashville. Ils avaient eu une longue journée, ils étaient fatigués, ils sont allés se coucher dès qu'ils sont arrivés. La dernière fois qu'ils ont vu Giselle, elle lisait dans le salon. Ce n'est qu'en allant la réveiller, le lendemain matin, qu'ils se sont rendu compte qu'elle n'était pas dans son lit. A ce moment-là, on avait déjà retrouvé son corps. Chaque fois, c'est pareil. Le temps qu'on s'aperçoive de leur disparition, il est trop tard. Au moins, avec cette Jane, on a peut-être une chance. Si seulement on savait où chercher...
— Toujours le même problème, dit John. Vous avez eu des nouvelles de la mère de Giselle ?
— Elle est sur un tournage en Pologne, elle arrive demain. Avec cette armée de journalistes, elle va nous rendre la vie difficile. Il ne fait pas bon s'interposer entre Renée Saint-Clair et une caméra. Mais enfin, on va y arriver. Ce qui me tracasse le plus, c'est cette foutue bague. La chevalière. Comment est-ce qu'elle a pu disparaître de la salle des pièces à conviction ?
— Elle a pu être égarée, tout simplement. Ce ne serait pas la première fois.
Il prit la carafe et leur servit à chacun un fond de verre.
— Je sais. Mais il y a un truc qui me chiffonne. Tu vas trouver ça complètement dingue, mais...
— Laisse-moi deviner. Ton père avait une chevalière.
Elle le jaugea du regard, troublée.
— Comment est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
— Il avait vraiment une chevalière ? J'ai dit ça au hasard.
— Non, pas lui. Je crois qu'il portait une bague quand j'étais petite, mais c'était plutôt une bague d'école. Il l'a perdue, ça j'en suis sûre. Il était furax. Non, laisse-moi t'expliquer... C'est un peu long.
— Je t'écoute.
— Je n'arrête pas d'avoir une... une sorte de vision. Un souvenir de l'époque où j'étais toute petite. On venait d'emménager dans la nouvelle maison...
— Taylor, ce n'était pas une maison. C'était un palais.
— N'exagère pas...
— Vous aviez toute une équipe de domestiques !
— Ce n'étaient pas mes domestiques à moi.
— Ah, excuse-moi. Je suppose que tu faisais ton lit, ton linge, ta vaisselle et ce genre de choses ?
— Je n'ai jamais demandé à avoir le style de vie de mes parents. Tu le sais parfaitement.
— Je sais, mon cœur, mais j'aime bien te taquiner. Avoue que tu as eu une enfance de princesse...
— Oui, de princesse au petit pois. Seulement, le petit pois, c'est que papa se faisait mettre en prison pour avoir soudoyé un juge, ou qu'il oubliait mon anniversaire parce qu'il était en Europe avec maman.
— Au moins, tu as eu des parents.
John fixait son verre du regard. Taylor lui caressa la main.
— Je sais. Tu as raison. Même si parfois je me demande s'il n'aurait pas mieux valu être aimée de ses parents, puis les perdre, que d'être toujours ignorée.
— Je ne le souhaite à personne, Taylor. Quand mes parents sont morts... Je ne veux plus jamais revivre quelque chose comme ça. C'est impossible à comprendre, quand on est jeune et qu'on perd cette assise. Ils sont là, près de toi, et puis la minute d'après, ils ont disparu et tu ne les reverras plus jamais. C'était incroyablement dur.
Il lui fit un sourire un peu triste, et ajouta :
— Pour en revenir à Versailles...
— Arrête ! C'était une grande maison, je te l'accorde. Tu es satisfait?
— Très. Décris-moi ta vision.
Elle ferma les yeux et tenta de faire naître les images dans son esprit.
— C'est plutôt un souvenir. Chaque année, pour le jour de l'an, mes parents organisaient une fête gigantesque. Il y avait toujours un thème différent : pour la première année dans la nouvelle maison, c'était un bal costumé. Kitty était déguisée en Marie-Antoinette, je m'en souviens parfaitement. Il a fallu quatre personnes pour l'aider à mettre sa robe. C'était n'importe quoi. Bref, je les observais du haut de l'escalier. Il y avait une petite niche où je pouvais me glisser... Ce soir-là, je me rappelle avoir vu mes parents dans le vestibule avec un groupe d'invités. Les hommes taquinaient mon père à cause de la nouvelle maison, et un de ces hommes avait quelque chose de particulier. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, mais chaque fois que je pense à cette chevalière, j'ai l'image de ces hommes qui parlent en riant, et l'un d'entre eux qui tousse et qui lève la main... Et puis c'est tout. Je ne me souviens de rien d'autre.
— Tu penses qu'un de ces hommes portait une chevalière ?
— Peut-être, répondit Taylor en ouvrant les yeux. Et puis, Martin Kimball a dit qu'il avait toujours pensé que le tueur était un client de Burt Mars, parce que sa lettre avait été imprimée sur son imprimante. Or, Mars était le comptable de mon père.
— C'était une canaille, lui aussi ?
— John!
C'était un sacré poids à porter, un père dont le nom était immédiatement associé à la corruption.
— Pardon, Taylor. Ça m'a échappé.
— Je ne sais pas si c'était une canaille, répondit-elle. Ce que je sais, c'est qu'il travaillait avec mon père, et que le tueur le connaissait assez bien pour écrire une lettre à la police sur son ordinateur. Alors, je ne peux pas m'empêcher de me demander s'il y a un lien.
— Attends. Tu penses que ton père a connu Blanche-Neige pendant sa période d'activité ?
John posa son verre et se pencha vers elle. Il ne plaisantait plus.
— Je t'avais dit que c'était une histoire de dingues. Mon père avait ses défauts, mais je ne peux pas imaginer qu'il ait été au courant et qu'il l'ait laissé faire. Non, s'il le connaissait, ça devait être de manière indirecte.
— Tu en es sûre?
— Je ne suis sûre de rien dans cette affaire. N'empêche que j'aimerais bien savoir ce qui est arrivé à cette foutue bague. Même si ça ne nous permet pas d'élucider l'affaire, ça pourrait nous apporter quelques réponses.
— Dommage que tu ne puisses pas en parler à ton père.
Dommage, en effet... Taylor eut un faible sourire et finit son verre de vin.
— Excusez-moi..., dit une voix jeune derrière eux. C'était le voiturier. Il tendit à John les clés de la voiture de Taylor.
— Excusez-moi, mais j'ai fini mon service. J'ai sorti la voiture, elle est devant la porte.
Taylor regarda sa montre. Il était presque 2 heures du matin.
— Excusez-nous, dit-elle. On ne s'est pas rendu compte de l'heure.
John sortit un billet de dix dollars de son portefeuille et le donna au jeune homme. Celui-ci les remercia d'un signe de tête, puis partit en direction des cuisines, sans doute à la recherche de restes.
— On devrait rentrer, dit John.
— Allons-y. En espérant qu'une bonne nuit de sommeil nous éclaircira les idées.
Emmitouflés dans leurs manteaux, ils s'installèrent dans la voiture et quittèrent le centre-ville, perdus dans leurs pensées.
Toutes ces lumières la rendaient dingue. Après une soirée très productive au bar et un rendez-vous beaucoup moins productif dans la chambre d'hôtel d'un inconnu, Charlotte était de retour dans ses appartements. Les hommes... Leur égoïsme ne cesserait jamais de la sidérer. Ce n'était pas sorcier, quand même, de faire jouir une femme ! Ce soir, elle avait particulièrement mal choisi : l'abruti en question était trop imbibé pour se soucier de son plaisir à elle. Il s'était endormi tout de suite après avoir pris son pied, et elle s'était faufilée hors de la chambre comme une prostituée. A vrai dire, s'il avait laissé de l'argent sur la table basse, l'épisode aurait été plus facile à encaisser.
Après avoir pris un bon bain chaud, elle s'était glissée entre les draps frais et avait tenté de se reposer. Mais les lumières du centre-ville traversaient les rideaux et l'empêchaient de s'endormir.
Elle finit par se lever, alla jusqu'au minibar et vida trois mini-bouteilles de Johnny Walker Red dans un verre en cristal taillé. Puis elle s'installa dans un fauteuil près de la fenêtre pour siroter son whisky. Puisqu'elle ne pouvait dormir, autant observer le monde.
Incroyable : à 2 heures du matin, il y avait encore du monde dans les rues. Le Nashville qu'elle avait connu dans sa jeunesse était calme et silencieux dès la nuit tombée. Du moins dans les quartiers où elle avait le droit d'aller... Elle ne sortait pas beaucoup. A l'église, peut-être au restaurant de temps en temps. En jupe plissée, chemise à col Claudine et ballerines, un serre-tête en velours dans les cheveux, toujours au bras de sa nurse la plus récente — elles avaient été nombreuses à se succéder —, elle n'avait pas pu se faire une juste idée de la ville. Evidemment, elle n'y habitait plus vraiment depuis qu'elle était toute petite.
Ce n'était que plus tard, après s'être fait renvoyer de pension, qu'elle était revenue rôder à Nashville et qu'elle avait découvert sa bruyante vie nocturne. Les boîtes de nuit, les raves, la musique techno qui, amplifiée par l’ecstasy, faisait vibrer le sang dans les veines. Au fait... Un petit ecstasy ne serait pas une mauvaise idée. Elle fouilla dans son sac à main à la recherche d'un flacon de pharmacie dont l'étiquette indiquait Klonopin. Les petits comprimés d'ecstasy étaient exactement de la même taille et couleur que les autres ; il fallait un œil exercé pour les différencier. Elle prit une pilule dans le creux de sa main et la fit descendre avec une gorgée de whisky, savourant la brûlure de l'alcool et les effets quasi immédiats du mélange. Voilà qui était mieux.
Parmi les joies du voyage en avion privé, il y avait la possibilité d'emporter ses provisions pharmaceutiques sans se soucier de contrôles de sécurité. C'était tellement pénible de prendre les lignes commerciales ! Il ne suffisait pas de planquer quelques cachets dans un flacon de médicaments.
Elle se remit au lit en pensant à Baldwin. Et à cette salope de Taylor Jackson. Comment cette gourde mal fagotée avait-elle réussi à mettre le grappin sur John Baldwin? John, ses bras musclés, ses cheveux noirs ondulés, ses yeux verts... Charlotte commençait à regretter d'avoir pris un ecstasy. Cela stimulait toujours sa libido, elle aurait dû se métier.
Bah, demain serait un autre jour... Elle finit le whisky et s'étendit sur le flanc droit, dos à la fenêtre. Au moment où elle allait s'endormir, son téléphone sonna.
Elle tendit le bras vers la table de nuit pour répondre.
— Bonsoir, dit une voix bourrue.
— Comment tu vas, mon vieux ?
— Comme un vieux, justement. Un vieux tout déglingué qui n'arrête pas de penser à sa gloire passée. Comme tu me l'avais dit.
— Fais-moi confiance, je t'ai bien conseillé. Tu ne le regrettes pas, hein ? Tu t'amuses bien ?
— Mmm..., dit-il. Tu me manques.
Charlotte roula sur le dos et glissa sa main libre dans sa culotte.
— Beaucoup ? dit-elle.
— Plus que tu ne peux l'imaginer.
— Raconte-moi, mon vieux. Raconte-moi tout.